Aicha Filali
«Rouge Baisé»

Décembre 2010 I Septembre 2011
La Boîte I Un lieu d’art contemporain

« Comme première appréhension de ce travail, apparaît le jeu de mots renvoyant à la marque connue ; puis, à la découverte de la « faute d’orthographe », on risque de se demander qui est ce pauvre Rouge…

A première vue, ces totems en mousse sont des bâtons de rouge à lèvres démesurément agrandis et dont la symbolique phallique est d’une évidence manifeste. Sur les murs, les orifices qui vont avec. Bouches glanées à la sauvette, agrandies et imprimées sur un support qui permet le jeu entre leur degré de réalisme élevé et leur aspect irréel, dû à la surface de métal qui les porte. Tout est brillant et chic, comme le veut cet univers de beauté.

Cette installation a un aspect premier ludique qui est majoré par le changement d’échelle. Mais si on dépasse cette appréhension au premier degré, et qu’on veut pousser l’explication de ces objets à un niveau de connotation, nous sommes d’emblée dans l’univers du langage publicitaire qui invoque de façon plus ou moins directe, et quel que soit l’objet mis en scène, une symbolique sexuelle sur laquelle vont se concentrer toutes les frustrations des usagers.

Mon objectif à travers cette installation c’est de donner à voir l’aspect primaire, systématique et récurrent du symbole sexuel véhiculé par les médias et la publicité et ce, dans tous les domaines de l’image, et à fortiori dans l’univers consacré de la beauté. »

Aicha Filali

 

« Filali, à La Boîte, propose une exposition aux contenus des plus explicites intitulée Rouge Baisé. « Rouge Baisé » : un titre à la fois biaisé (de « baiser » à « baisé ») et inspiré (le baiser profond prélude à l’acte sexuel, le nom aussi du rouge à lèvres d’une grande marque de luxe). De grands bâtons de rouge à lèvres de différentes formes et couleurs, puissamment moulés en mousse par cette artiste plasticienne qui est aussi designer, sont disposés dans l’espace comme autant de jolies plantes tentatrices. Leur taille, parfois supérieure à celle d’un être humain, est spectaculaire. Elle offre de quoi orner d’un écran de matière colorée les lèvres de femmes géantes. Sur les murs de La Boîte entourant cette très phallique phalange, Filali a placardé des photographies moyen formant montrant, toutes, des bouches féminines aux lèvres colorées par le cosmétique. Ici, « tout est brillant et chic, comme le veut l’univers de la beauté », dit l’artiste. Le clin d’œil au Kilani Group est évident – celui-ci fait commerce des cosmétiques. Mais l’affaire va plus loin, ainsi qu’Aïcha Filali n’en fait pas secret : « Cette installation a un aspect premier ludique qui est marqué par le changement d’échelle, explique-t-elle. Mais si on dépasse cette appréhension au premier degré, et qu’on veut pousser l’explication de ces objets à un niveau de connotation, nous sommes d’emblée dans l’univers du langage publicitaire qui invoque de façon plus ou moins directe, et quel que soit l’objet mis en scène, une symbolique sexuelle sur laquelle vont se concentrer toutes les frustrations des usagers… » Ce qui est en jeu, pour l’occasion, c’est un certain statut de la femme, celui de la poupée, de la charmante  idiote, de celle qui fait la belle dès avant qu’on lui enjoigne de faire la bête, pour l’homme et pour son bon plaisir évidemment. Rouge Baisé, qui fustige la femme-objet, le fait cependant d’une façon ambivalente, réversible. Impose-t-on à la « faible » femme les critères masculins de la féminité ? Il peut arriver aussi qu’elle y souscrive d’elle-même, de son plein gré. Car la femme est narcisse, désir, volonté de prédation. Pour cette femme-ogre, sa propre jouissance et les moyens de s’y acheminer sont son affaire propre, une affaire de la première importance qui requiert que tous les ressorts de la conquête du mâle soient tendus. Il y a, au juste, deux manières de regarder Rouge Baisé. En plaignant les femmes, fashion victims condamnées à plaire sous peine de répudiation. En prenant conscience, non moins, de la radicalité de leur stratégie de conquête du plaisir, l’habillage cosmétique de leurs lèvres n’étant que le premier stade (fantasmatique, concrétisé, diversement) de leur consommation frénétique de l’homme – sa bouche, son pénis, son corps –, à son tour devenu un objet de consommation ou un consommé. Avec un tact feint et surtout une petite dose de provocation, Aïcha Filali, tout à la fois, met en garde les femmes contre les exigences du désir masculin et contre la dépendance où celles-ci peuvent s’inscrire pour rester désirées. Ce propos est universel et particulariste, il concerne l’Indonésienne autant que la Kazakhe et la Lituanienne, la Bantoue comme l’Étasunienne ou la Fidjie – la Tunisienne de même, donc. Ce type d’approche incontestablement féministe se nourrit d’un rapport frontal entre les sexes, où le genre reste
clairement défini : femmes et hommes, femelles et mâles unis et en concurrence dans le jeu de leurs relations réciproques, des relations moins harmonieuses que décidément difficiles voire violentes. »

Paul Ardenne

 

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