Férielle Doulain – Zouari
Current Water

Mars 2019 I Juin 2020
La Boîte Hors les Murs

« Parfois, à moi méditerranéen, il m’a semblé découvrir la source de la nostalgie des pays du nord dans l’absence de la mer: la mer comme liberté, jeunesse, possibilité d’aventure. »

Extrait de L’art de la joie, Goliarda Sapienza.

L’opportunité de pouvoir travailler au sein de la chapelle de l’IHEC, dans la continuité de mes recherches, me pousse à proposer une installation pensée en rapport avec l’architecture du lieu et sa position géographique (sur le littoral).

Dans un lieu saint et intemporel, je souhaite installer une vague de plastique à contre-courant de la mer. Une vague qui vient d’un autre imaginaire, démesuré et actuel. L’installation peut être lue comme une métaphore du combat entre la profusion industrielle et la générosité de l’élément naturel décrit par Sapienza dans l’extrait précédent.

Pour réaliser cette vague, l’idée est d’aménager un atelier éphémère un mois avant le début de l’exposition, situé sur le balconnet de la chapelle. Cet atelier me permettra de travailler le tissage in situ, mais pas seulemen t: il me permettra aussi de légitimer la présence du travail dans le lieu, par une immersion dans le quotidien du campus un mois avant le début de l’exposition. Des échanges pourront avoir lieu entre les étudiants et autres habitués du campus au sujet de l’installation. L’expérience est à échelle humaine et permettra idéalement de garder des souvenirs plus intimes de ce travail, comme des échanges, des prénoms et des rencontres. L’atelier sera laissé tel quel pour être visité y compris pendant l’exposition, et certaines manipulations pourront y être ajoutées en fonction de l’expérience vécue.

Dans mes travaux récents, on retrouve l’utilisation du tube-gorge de différentes formes et couleurs, rapporté au domaine artistique, notamment par la technique du tissage. C’est ce matériel que j’utiliserai -majoritairement- pour réaliser le tissage grand format. Il fait référence à l’industrie du plastique, de plus en plus envahissante et destructrice, et me semble contenir un potentiel fort : celui de parler facilement à tous et à chacun. Par sa présence en grande quantité, les visiteurs pourront ressentir des émotions communes comme la fascination ou l’angoisse inhérentes à la production sérielle. On se rappellera aussi de préoccupations humaines communes, actuelles et majeures, telle que la pollution industrielle.

À travers ces manipulations manuelles, la transformation et le réassemblage de ces matériaux constitueront un processus de recyclage. « Recyclage » non pas parce qu’il a déjà été utilisé, mais parce qu’on donne une nouvelle fonction, à un objet déjà passé par l’industrie et commercialisé.

By Férielle Zouari

Voici quelque chose qui s’apparente à une vague, avec ses remous, dans une disposition qui défie les habitudes frontales du regard. Current Water fait lever les yeux vers le balconnet de la chapelle qui enlève la composition tout entière en l’aspirant par le haut, en piégeant quelques rayons de lumière dans son déploiement. Alors que l’artiste s’y est taillée un coin vivable, le temps d’une résidence, tout se passe comme si le corps déplié de la vague y était ramené à son expression valéryenne, « que la fortune livre aux fureurs littorales, et au litige sans issue de l’onde avec le rivage ». Plus que d’un accommodement entre l’architecture du lieu et sa position géographique, qui donne sur le littoral, il s’agit pour Férielle Zouari de concevoir cette installation comme un contrepoint à la fois métaphorique et visuel, travaillant « à contre-courant de la mer ».

Entre l’installation et son lieu, Current Water n’interpose pourtant aucun protocole de lecture, mais invite à conjuguer deux temps : le temps de l’immersion dans l’espace de l’œuvre et celui où il est possible de remonter le fil du processus. Sensible à cette double temporalité, l’artiste fait vibrer deux cordes jumelles : celle du geste en sa poïétique même, et celle du lieu qui a accueilli sa genèse en l’ouvrant aux contingences d’un travail en atelier. «L’idée, explique Férielle Zouari, est d’aménager un atelier éphémère un mois avant le début de l’exposition ». Et la place ménagée ici au spectateur est celle d’un « visiteur » d’atelier. La «visite », ce mot dit déjà beaucoup : car les visites servent sans doute à découvrir, mais aussi à retrouver. Or il arrive que, par un pas de côté, elles nous réservent surtout quelques surprises de coulisses. Là, le visiteur serait tel un hôte qui, l’étage foulé, pose son sac et tient sous son regard une fabrique du sensible.

Cette fabrique, libre et réfléchie, est peu familière. L’inventaire des matériaux de Current Water retrouve la poésie sauvage des catalogues des quincailleries. Sur la table de travail, on retrouve un peu de tout, dans un petit chaos légèrement organisé. La jeune artiste, qui de la matière n’aime surtout que les gammes de plastique, réserve sa tendresse au tube-gorge bleu Kravel. Ce choix, elle l’explique par une « référence à l’industrie du plastique, de plus en plus envahissante et destructrice », tout comme par la familiarité de ses usages et son « potentiel fort : celui de parler facilement à tous et à chacun ». Ciseaux en mains, Férielle Zouari se joue de ce matériau, prête à couper en séries, à mêler formes et propriétés pour les soumettre à quelque chose comme un recyclage. Mais elle ne met pas de loupe entre son installation et le spectateur. Elle tend et pose ses filets, mesure et teste les dispositions, comme elle retouche, rature ou ravaude ses esquisses, avant d’engager la composition. Elle consent rarement des exceptions à cette règle. Se refusant ainsi aux facilités de la confection, le geste de Férielle Zouari est de nature métonymique.

Car il se peut, devant Current Water, qu’on cède au démon de l’analogie. L’artiste partage manifestement avec les crocheteuses le goût de la manipulation souple, et avec les brodeuses l’habilité du réflexe coloré. Certes, en croisant chaîne et trame, la précision des gestes s’allie ici à une patience dans l’exercice. Férielle Zouari préfère aux tapis les rideaux, et aux choix de la structure les arrangements spontanés de la forme. Elle se plaît au tissage grand format, aux assemblages qui situent les mailles au plus loin. Mais si elle cherche à établir une logique entre le matériau et son traitement, la vague qui prend corps sous ses doigts en accuse au contraire une certaine coupure. Manière de filer la métaphore écologique d’un « combat entre la profusion industrielle et la générosité de l’élément naturel ». Manière aussi de convertir une valeur d’usage en valeur d’exposition.

Reste, pour qui se laisse entraîner par Current Water, une autre manière de contextualiser cette démarche, tissée de quelques hasards noués à la diable. Composante de ce travail in situ, mais qui sait l’étendre aux dimensions d’une géographie bigarrée, la mise en récit de l’imaginaire irriguant l’œuvre vient confirmer le penchant de l’artiste pour les rencontres et son faible pour les trajectoires qui dévient. Elle prend la forme d’une piste sonore, dans une sorte de chronique personnelle. Il faut donc prêter oreille. Entre ses immersions dans les souks et les échanges improbables qu’elle a pu capter dans les friperies aux quatre coins du monde, Férielle Zouari jette quelques passerelles. Elle y greffe musiques et captures d’ambiances, tantôt bribes de conversations, tantôt échos de vagues, comme pour défaire le tricot serré des travaux et des jours. C’est peut-être cela qui, telle la vague qui porte Current Water, déborde sa forme et la nuance à l’infini.

By Adnen Jdey
Une fabrique du sensible

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