Moufida Fedhila
«Dessine-moi le monde de mémoire»

Juin 2014 I Décembre 2014
La Boîte I Un lieu d’art contemporain

Dessine-moi le monde,

Avec cette même volonté de déformation de l’espace, l’artiste initie le projet Dessines-Moi le Monde (2008), où elle invite des passants à tracer les contours du monde. Sur les feuilles blanches, les personnes rencontrées s’attachent à un exercice complexe, celui de dessiner de mémoire la carte du monde. Entre simplification extrême des continents, symbolisation du monde et un travail de détails du tracé, le résultat final est l’accumulation de visions, de souvenirs et de conceptions chaque fois différentes. L’artiste s’est particulièrement intéressée au travail de mémoire fourni par les participants. Nous avons tous une idée de la carte du monde, pourtant lorsqu’il s’agit de la tracer de mémoire, l’exercice devient difficile. Il révèle notre propre positionnement, un allemand figurera l’Europe au centre de sa carte, tandis qu’un australien, un russe ou un brésilien l’envisagera autrement. Nous pensons connaitre les contours de cette carte si familière, mais une fois confrontés à la feuille blanche, les acquis s’estompent et font place aux doutes. Les contours se troublent et la réalité cartographique, géographique nous échappe.
Julie Crenn, Paris 2011

Moufida Fedhila, étayant les concepts qu’elle place au fondement de ses œuvres par autant d’éléments documentaires dont on peut dire qu’ils relèvent d’une « relation explicite avec l’évolution des méthodes dans le domaine des science de la nature (…) » (Umberto Eco) (1), fait partie de ces chercheurs-artistes dont les travaux se caractérisent par une pensée plastique synthétique et stimulante. Les ressources auxquelles elle puise relèvent de champs divers : architecturaux, lorsqu’elle s’appuie sur les théories futuristes de l’architecte américain Richard Buckminster Fuller (1895-1983), en s’inspirant plus particulièrement de sa singulière carte Dymaxion, (Dynamo Maximum Tension), qui consiste en une projection du monde, non plus sphérique, mais en quelque sorte « dépliée » et exemptée de ces ethnocentriques représentations culturelles qui induisent à placer le Nord en haut et le Sud en bas d’une mappemonde. Moufida Fedhila contribue également à une série de réflexions concertées, projetant la mise en place de réseaux artistiques internationaux concernant ce Sud du monde en particulier, et favorisant des échanges artistiques Sud/ Sud (au lieu de ceux, trop souvent invoqués, Nord/Sud).

Son œuvre prend autant en compte l’émergence de nouvelles sociétés civiles, en incitant le spectateur à rejouer suivant des programmes ludiques des performances données dans l’espace public. Un espace public mué en « sphère publique », sphère de débats et de délibérations, où ses performances évoquent à bien des égards les analyses d’Umberto Eco dans « L’oeuvre ouverte », par quoi l’art constituerait une partition interprétable et appropriable par tous.

Les humanistes spéculations de l’artiste se nourrissent par ailleurs de textes de philosophes contemporains tels Gilles Deleuze ou Paul Virilio, autant que ceux des pères de la Grèce antique, précurseurs du modèle démocratique. Au plan scientifique, elle relèvera, dans le bouleversement conceptuel que les théories de mécanique quantique produisirent sur une perception newtonienne du monde, une métaphore de remises en question sociales profondes et toujours possibles.

Dans « Dessine-Moi le Monde de Mémoire, Moufida Fedhila exhibe la modélisation de glissements et décrochages de continents, à travers des propositions d’espaces ouverts et délestés, là où les puissances occidentales semblent inversement se refermer sur elles-mêmes, comme en boucle, comme en île… Mues par la poussée de ces utopiques plaques tectoniques, ces cartes se présentent en croquis souples et déliés, suggérant la dérive d’un monde global que trahissent une surdité et une colossale « insularité ». Notion qui ouvre à une conscience accrue d’hétérotopies négatives, essaimant dans un monde de puissances, certes démocratiques mais aux géométries variables antinomiques aux grandes utopies humaines (3). En revanche, ces inventives cartographies, rétives à toute astreinte newtonienne, renvoient bien à la métaphore d’un nomos grec, entendu comme « espace sans limite ». (4)

Avec « My Island », la question pour Moufida Fedhila est de savoir où sont décrétées ces «  murs  » hostiles à ces corps en déshérence et quelle entité les institue officieusement. Géopolitique et mondialisation semblent ici se toucher, telles des plaques tectoniques recelant, à terme, quelque péril d’explosion sociale. Cette question taraude l’artiste, qui sait que la globalisation n’est que l’effet d’un capitalisme tardif dont les systèmes ne sont pas aussi ouverts qu’on le prétend, et dont l’eldorado ne donne nul accès à la richesse et au mieux être.

On retiendra de la quête de Moufida Fedhila ces approches axées sur des processus qui sont à l’origine de phénomènes socio-politiques dont l’impact est indéniable sur les individualités. Dans un monde global, là, agité par une série de guerres et d’intolérances, ici, géré par d’ex-empires coloniaux dont les obsessions sécuritaires aboutissent à une xénophobie et à des préjugés tenaces ainsi que le démontra Edward Saïd, les migrants du Sud ont certes mauvaise presse.

Rappelons que ces frontières naquirent de partitions impériales tracées par les puissances occidentales suite à la chute de l’empire ottoman et dont le dessin se fondait sur des desseins stratégiques toujours opérants. Examinant ces systèmes sécuritaires et territoriaux issus des Etats-Nation I systèmes étatiques «  durcis  » selon Gilles Deleuze et bien éloignés de systèmes « souples » d’ancestrales tribus primitives (5) I l’artiste traque un fétichisme intérieur lié à des emblèmes nationaux et religieux, autant qu’une régression vers un nationalisme et une orthodoxie qui, en temps de crise, offrent leurs fallacieuses identifications de secours. Au terme de ses analyses, l’artiste ne craint pas d’aboutir à un «  vide  » linguistique ou «  vacance  » conceptuelle, car elle sait que cette absence de sens n’éclipse que provisoirement ce qu’elle appelle un champ des possibles…

Fedhila, à vrai dire, ne fronde pas contre une histoire politique ou religieuse. La politique entendue ici au sens large lui servirait plutôt de champ expérimental, de révélateur et de prétexte à envisager des comportements créatifs pouvant offrir des alternatives humaines. Seule l’utopie, en tant que démarche heuristique, serait à même d’élaborer un tel projet. Ainsi Moufida Fedhila ne voit-elle dans la politique qu’une sorte de passage pour les citoyens… Et l’angle restreint qu’elle adopte ici (pour employer une terminologie de chercheurs) vise moins une critique frontale de ces ensembles systémiques de l’histoire que l’observation de la manière même dont les individus les traversent… En d’autres termes, l’artiste privilégie surtout l’observation d’une lente mutation des êtres I et de leurs échanges I telles les alchimies évoluant dans un athanor mondial, où elle identifie parfaitement les leviers et ressorts de nos sociétés globales contemporaines.

Tectonique  des Utopies, Paris, 2015
Michèle Cohen-Hadria

  1. Umberto Eco, «  L’oeuvre ouverte  », Ed. Seuil, Paris, 1965, p. 10, Chapitre 1. La poétique de l’oeuvre ouverte, p.15-37
  2. Foucault, «  Surveiller et punir – Naissance de la prison  », Ed. Gallimard, Paris, 1975, p. 228-264
  3. Gilles Deleuze et Félix Guattari, «  Mille plateaux I Capitalisme et Schizophrénie 2», Ed. de Minuit, Paris,1980, p. 600.

    Chapitre 14 I 1440, Le lisse et le strié.

  1. Op. Cit., p. 254- 256, Chapitre 9, 1933 I Micropolitique et segmentarité.
  2. 254- 256, Chapitre 9, 1933 I Micropolitique et segmentarité.

 

« You must say I’m a dreamer », disait John Lennon dans sa ballade
Imagine. Peut-être. Il n’est jamais interdit, cependant, de voir la vie en mieux et de la voir à sa propre mesure, aussi, à l’instar de cette autre-action de Fedhila, riche de sens et de respect de la personne, Dessine-moi le monde de mémoire. L’artiste, à des personnes rencontrées dans la rue, tend du papier et un crayon et demande de dessiner ce qu’est leur représentation mentale du monde. Il en résulte une géographie multiple – une carte différente par personne – qui dit assez que ce sont nos corps mêmes qui sont multiples, et cela, parce que nos vies, nos rêves et nos aspirations le sont. Pour un vivre-ensemble où chacun pourrait vivre
à sa mesure de son espace-temps personnel. »

Paul Ardenne

 

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