Abdelaziz Gorgi
«GORGI»

Avril 2016 I Septembre 2016
La Boîte I Un lieu d’art contemporain

Porter de nos jours un regard sur l’œuvre de Abdelaziz Gorgi mène à un constat plutôt paradoxal. Malgré sa forte popularité auprès d’un public d’amateurs et de connaisseurs, la place de l’artiste n’est pas assurée dans l’histoire de l’art du 20ème et du début du 21ème siècles tunisiens. Celui à qui l’on a parfois reproché d’emprunter des procédés plastiques mis au point par ses aînés, a été observé par le prisme de son style pictural, sans véritablement contextualiser sa production et mesurer l’apport de cette dernière dans un panorama artistique contemporain et, dans une plus large mesure, dans une société en quête de modernité. Abdelaziz Gorgi a su au cours de sa vie d’artiste produire une œuvre complexe qui a fortement contribué à réinventer en profondeur le narratif traditionnel tunisien à travers l’originalité de son approche et de sa technique. Écrire sur l’œuvre de Gorgi constitue un exercice difficile face à un peintre imprévisible et paradoxal qui, tout au long de sa carrière n’eut cesse de changer de direction, de revenir sur ses pas pour repartir de plus belle, se fortifiant constamment au cours de ses différentes expérimentations plastiques. En effet, malgré la production d’une imagerie conventionnelle qui répondait à l’attente des commanditaires, Gorgi explore de manière inédite et audacieuse l’héritage culturel tunisien, développant une production picturale en rupture avec les conventions « classiques ».

La tentation du volume

La trajectoire de Gorgi s’explique en partie par le milieu social dont il est issu et qui a eu tout au long de sa carrière une influence considérable sur son travail. Originaire d’une famille de fabricants de chéchia, Abdelaziz Gorgi a été très tôt attiré par le dessin et la peinture comme le rappelle l’anecdote relatée par Albert Memmi autour de son échange avec Fayon, durant lequel l’adolescent invitait le décorateur du théâtre de Tunis à reconsidérer sa gamme de couleur. Cette rencontre fortuite allait surtout amener Gorgi à décider de son avenir qui allait emprunter un sentier inexploré par son cercle familial, tout en entretenant le lien puissant avec la profession domestique à travers la fabrication manuelle de ses sculptures, d’une maîtrise constante de la couleur et de la recherche de volumétrie qui définira sa production tout au long de son existence.

Les premières œuvres connues de l’artiste, datées de l’après-guerre, témoignaient en effet de sa volonté de rompre avec les conventions. Elles adoptent un mode de représentation rigide et frontal inspiré de son univers d’enfant où l’on retrouve l’empreinte de l’art naïf et les codes de représentation des marionnettes tunisoises, à l’intérieur duquel Gorgi exprime très tôt sa tentation du volume. Dans La mère et l’enfant (collection privée) peint en 1949, sa superposition de plans aux géométries angulaires révèle son obsession de contrôle de l’espace-cadre. L’inclinaison de la tête et du corps de cette mère portée en compagnie de son fils par un âne (évocatrice d’une Fuite en Egypte) dénote sa recherche de dimensionnalité, tout comme dans Mes oncles (collection privée) peint la même année, où le jeu des regards n’est qu’un prétexte à l’introduction d’obliques. Le poisson peint près d’un demi-siècle plus tard (1996, collection privée)1, atteste de la centralité des préoccupations spatiales dans son œuvre et de ce fait même, de la permanence de ses procédés de représentation dimensionnelle forgés dès son jeune âge et qui ont su résister au phénomène de déformation de la figure humaine.

La précocité de cette quête du volume s’explique également par l’importance qu’il accordait à la couleur. C’est par celle-ci qu’il aborda audacieusement le décorateur Fayon. Chez Gorgi, la couleur était un élément essentiel dans l’occupation de l’espace et la création du volume. Alors que ses aînés préféraient une utilisation des couleurs vives et une palette claire pour retranscrire les atmosphères méditerranéennes, Gorgi prend de nouveau une tout autre direction, préférant les gammes d’intérieur, probablement inspirées de sa médina natale, privilégiant le vert, le marron ainsi que le rouge et des équilibres chromatiques générateurs de formes quelques fois très obscurs, fait rare dans la peinture tunisienne. Cette dextérité s’observe également dans ses tapisseries dont il contrôlait l’utilisation des couleurs et des dégradés avec la rigueur d’un véritable coloriste, utilisant des gammes inédites d’ocres, de jaunes et de bleu. Comment pouvait-il en effet ne pas être sensibilisé à cet art, tant la maîtrise de cette technique était centrale dans le métier de fabricant de chéchia ?

L’importance de la couleur se complétait dans ses travaux à celle qu’il accordait à la lumière. Il semble en effet avoir retenu les leçons du dessin qu’il pratiquait assidûment durant sa formation d’artiste à Tunis et à Paris, où la lumière semble occuper l’espace pour mieux cloisonner sa ligne et mettre ainsi en relief l’harmonie de ses arabesques. Rarement un dessin n’a été tant générateur de lumière comme dans sa série de rabbins réalisée dans la mystique enceinte de la Ghriba, dans laquelle la blancheur de la feuille devient un élément essentiel dans le renforcement du trait afin de mieux libérer la grâce et le naturel de ses modèles. Ce phénomène s’observe pareillement dans ses compositions mixtes où s’alternent aplats de couleurs et zones vierges de toute trace chromatique. Ces dernières allaient au fil du temps gagner de plus en plus d’espace, comme une recherche de l’essentialisme, privilégiant à la fin de sa vie la pureté d’une ligne devenue tremblotante mais ô combien vraie.

L’affranchissement par la sculpture

Cependant l’élément déclencheur dans la maturation de son œuvre reste sans conteste la dépendance qui existait entre son œuvre picturale et sculpturale. Son modèle pictural a en effet investi la sculpture et s’est en retour enrichie par l’expérience de la tridimensionnalité. Très vite, s’établit l’affirmation de gouvernance de la sculpture sur l’ensemble de son art. Ses premières œuvres, notamment en fer forgé, lui étaient sans doute apparues redondantes tant elles semblaient s’inscrire dans la lignée d’autres artistes, moins riche que sa production successive où les formes étaient étirées latéralement de manière à combiner volume et aplatissement de la figure humaine. Sa sculpture devenait une retranscription en trois dimensions de ses plans picturaux et l’investissait d’une nouvelle complexité d’une portée qu’elle n’avait pas eue jusqu’alors. Ce médium ne tente en aucune façon de donner à l’objet une cohérence que la peinture lui avait fait perdre. Il poussait au contraire plus loin ses recherches dans le déconstructivisme, comme dans sa série de personnages réalisée dans les années 60, dont Souad la belle-mère (1964) en est probablement la plus belle illustration. La superposition de plans crée le volume, les couleurs découpent pleinement les formes, tandis que l’artiste n’hésite pas à accentuer la rondeur et la volupté de son modèle. Il atteignit rapidement un résultat novateur de tous points de vue dans la production artistique contemporaine.

Cette recherche ne l’empêchait pas de forger une image plus conventionnelle et policée lorsqu’il s’agissait de répondre à des commandes, notamment de l’Etat. Faisant partie de cette génération d’artistes de l’Ecole de Tunis qui ont accompagné la construction de l’Etat moderne, il s’est également prêté à cet exercice gratifiant (et rémunérateur) contribuant à cristalliser une imagerie nationale dans l’espace public (et privé). Or si les travaux d’autres artistes se sont inscrits d’une manière plus ou moins longue, la réception des œuvres de commande reste partagée, malgré sa qualité esthétique. En effet, parallèlement à ses expérimentations picturales, Gorgi ne peut s’empêcher d’offrir une image conservatrice dans un environnement public, à l’opposé de son tempérament d’artiste, mais qu’il juge plus adaptée à la commande. A l’instar de ses peintures, Gorgi alterne en effet une production intime audacieuse avec une production policée, aux styles opposés, mais dans lesquelles se retrouve sa maîtrise des volumes et son obsession pour les vides et les pleins.

La sculpture a été véritablement investie par sa peinture qui s’est elle-même enrichie en retour par cette expérience. Elle demeure toutefois le paradigme de son génie créateur parce qu’elle permet une transmutation forte et directe de la vie en œuvre d’art chez un artiste en perpétuelle quête de vérité. C’est ainsi qu’à partir des années 70, la peinture et la sculpture vont en commun s’échangeant leurs éléments fondamentaux guidés par l’acte d’invention de leur créateur. A partir des années 90, Gorgi semble avoir épuisé son intérêt pour le volume et produit des œuvres plus frontales où la ligne, qui semble libérée, adopte les vibrations de sa nouvelle maladie. La sculpture n’a alors plus rien de plastique, elle est l’articulation de plans dans l’espace réel, d’une façon similaire à la construction de l’espace dans ses tableaux. Le modèle pictural investit ainsi totalement sa sculpture et permet d’établir ainsi le lien indivisible peinture/sculpture dont il métamorphose totalement les canons, fait exceptionnel dans une Tunisie moderne.

La transgression un mode d’expression permanent

Par ailleurs, son choix d’expression révèle son éternelle complicité avec ceux qui s’expriment par le son ou par une gestuelle qui atteint par sa force expressive l’observateur. Alors que la peinture de Ali Ben Salem est une évocation au rêve, celle de Jellal Ben Abdallah une contemplation du mysticisme de ses modèles, l’œuvre picturale de Abdelaziz Grogi se rapproche de celle de son ami Zoubeïr Turki, où le spectateur devient témoin de la scène qui lui est proposée. Or si la peinture se limite à l’espace cadre de la toile chez Zoubeïr Turki, celle de Gorgi se définit par une quête constante du volume à travers son esprit sculptural et sa théâtralité faisant du spectateur un acteur de la scène. L’image de Gorgi est une image qui privilégie le mouvement, la violence et la précipitation, comme celle de ses modèles aux attributs sexuels apparents qui urinent sans retenue ou copulent sans gêne face au spectateur. Observateur du quotidien, ses scènes de genre retiennent en effet la bestialité de l’être humain, de sorte à ne conserver que son essence primaire. Gorgi accordait une place de plus en plus importante au bestiaire dans ses créations : il occupait une place symbolique, voire sacrée dans sa première production picturale, pour se confondre avec l’image de leur compagnon dans une imagerie définissant la conception d’un quotidien violent, sonore et sexualisé.

Cette vision profane de l’artiste ne représente pas un désir contrarié et enfoui, mais un sentiment de l’ordre de la pleine jouissance et de l’instantanéité. En effet, au delà de l’aspect transgressif de la démarche de Abdelaziz Gorgi, sa vision érotique révèle une intensité et une modernité jamais affichée dans le panorama artistique contemporain, caractérisé au contraire par un refoulement évident de l’accomplissement du désir. Dans une société où l’évocation de la sexualité est dissimulée de l’espace public, elle devient prépondérante et pleinement assumée chez l’artiste. La disposition du corps prend en effet une tout autre tournure dans sa production picturale pour s’articuler autour d’attributs sexuels de la femme et de l’homme, devenus les véritables « centres névralgiques » de ses compositions. Déformateur du corps humain, il épargne ainsi la portion irremplaçable de l’individu, sa bestialité et sa sexualité, afin de n’en conserver que son essence.

Ce mélange transgressif qu’opère alors Gorgi entre formes et identités fait éclater la contribution de la Tunisie à la modernité, pas seulement formelle (les qualités sculpturales tant vantées des formes tunisiennes qu’allait s’approprier l’artiste), mais sociales, politiques et érotiques, comme figures asservies du désir. La tentation du volume de l’artiste cachait l’ambition de son génie créatif et une transgression permanente pour dépasser avec empressement le cadre du quotidien, tout en conservant l’intimité de son univers de jeunesse. Abdelaziz Gorgi est un paradoxe qui se brimait en cloisonnant ses créations avant de leur donner vie par le volume, pour mieux s’émanciper dans sa quête inlassable d’existentialisme.

1 La reproduction de cette œuvre a été judicieusement placée face à celle de La mère à l’enfant, dans la monographie de l’artiste publiée en 2001 (cf. Gorgi, texte d’Albert Memmi, Editions Alif, Tunis, 2001, p. 54).

Ridha Moumni, Historien de l’Art, 2016

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