Hammadi Ben Saad
Voyage de l’âme

10 Mars 2022 > 6 Juin 2022

Texte de l’exposition par le philosophe Youssef Seddik

 

«  Naïf ? Naïf toi-même !… « 

A tout prendre, à tout perdre, à tout casser, à tout encaisser, les arts et les belles-lettres toute époque et tout pays confondus, n’ont jamais produit qu’un seul naïf, vrai, indépassable et qui ne cesse de hanter et faire honte aux plus orgueilleuses, aux plus futées de nos intelligences ! Tous les autres n’ont de naïfs que la prétention du charlatan ou l’illusion de celui qui s’est cru au-dessus de la mêlée des idiots de ce monde. Le seul naïf authentique qui arbore encore et toujours la marque déposée du genre, le logo et le logiciel de l’absolue et pure naïveté, c’est sans doute ce «  prince latent qui ne peut devenir « , ce Hamlet qui a pu réduire grâce à l’art du grand Shakespeare, le questionnement à son minima incompressible : to be or not to be, être ou rien !… Maintenant imaginez la séquence en une traduction picturale : apparition du spectre du père mort, retour sur les lieux de cette aberrante vision de l’enfant orphelin pour s’en assurer, «  tête à tête «  avec un crâne pour débusquer une impossible réponse à la «  mère des questions «  , quelque part à Elseneur en ce royaume nauséeux du Danemark… Imaginez tout cela dans le protocole d’une toile, ses raccourcis et sa stylistique particulière, et il y a des chances, si vous osez faire ce saut périlleux que vous entrez dans l’univers de Hammadi Ben Saad. en tout cas c’est bien au travers de cette faille que je m’y suis moi-même engouffré un jour béni du début des années 80.

Le souvenir de mes premières rencontres avec «  Si «  Hammadi avait ce goût étrange et à présent spectral d’un tableau sans perspective, celui d’un Tunis culturel et artistique aussi foisonnant et puérilement coloré qu’une oeuvre encore à venir d’un certain Rousseau dit le Douanier, frère de lait, de sueur et de sang de mon frangin de Tozeur. Ce Tunis-là, aujourd’hui si lointain, si invraisemblable était une oasis de créativité, de bonne humeur et de bon humour, un carré suspendu au-dessus du temporel, de l’embarras urbain et du régime politique sévère qui avait désespéré d’impressionner le penseur et l’artiste. Un espace magique bien délimité par la Cathédrale et la Galerie de l’Information à la naissance de l’Avenue Bourguiba, au Sud, par la Maison de la Culture Ibn Rachiq et la Galerie privée Irtissem à l’Est, la Galerie de l’Ecole de Tunis à l’Ouest,  parallèle à sa petite soeur, celle de Madame Nahum en face de la Maison de la Culture Ibn Khaldoun, puis enfin, au Nord, la Gare TGM (Tunis-Goulette-Marsa), comme la porte vers le grand large… Impossible de rater ou d’éviter dans ce quadrilatère diabolique l’un des nôtres, ceux qui faisions quasiment le tout de l’intelligentsia de ce pays. Nous nous réveillions chaque matin pour affluer vers cet espace,exigu imaginant de nous buter tout de go à toute les surprises sauf à celle de ne pas retrouver les habitués à leur place de la veille, attablés dans nos postures de toujours. Ce petit arpent de la ville qui nous appartenait comme à une armée d’occupation munie de plumes, de pinceaux, de regards et de bagou, ressemblait, n’eut été nos chahuts et nos éclats de rire, à une Pompéi figée dans sa superbe indifférence au poncif et à la banalité populacière de la cité réelle. Journalistes et travailleurs des lettres parmi nous virevoltaient, telles phalènes autour d’une lampe-plafonnière, à travers chaussées ettrottoirs pour rallier les sites immuables des habitués sédentaires : Z. Turki, A. Farhat et A. Gorgi au Café de Paris, M. Sehili et N. Belkhodja au Café Florence, poètes et faiseurs de fictions au Café l’Univers, des comédiens, cinéastes et musiciens, ornaient ça et là les bosquets des caciques…

C’est au milieu de cette furie perdue qu’a pu poindre à côté de moi, un jour la silhouette puis le visage de Hammadi Ben Saad. «  Tu ne m’aurais pas cherché si tu ne m’avais déjà trouvé… «  , ainsi Pascal résumait le paradoxe de ses retrouvailles avec l’objet de sa quête qu’il croyait, à tort, hors d’atteinte. Critique d’art attaché à un grand quotidien de la place, il me voyait adulé par les plus craints des patriciens de la République des Arts. Et, bien qu’appartenant, tous les deux, au même clan et au même ancêtre-marabout vénéré à Tozeur, il me croyait si enfoui dans le mirage d’une modernité de vernis et de vitrine. De ce fait, imbu d’une divine pudeur, il n’osait guère m’impliquer dans son projet artistique…

Jusqu’au jour où, au lendemain du vernissage d’une Expo à lui consacrée, il a lu l’article que j’ai dédié à ce qui m’apparaissait alors le fulgurant dévoilement d’une vraie oeuvre. Le malentendu entre nous s’était alors immédiatement effacé. Lui en apprivoisant sa timidité et la pudeur qu’il a cru me devoir, moi en jouissant sans m’en cacher le plaisir de vérifier, chaque fois que je le voyais la haute dignité du visage humain. Permettez-moi de m’expliquer : les langues européennes vont sur ce point m’y aider. Rendons-leur justice. En ratissant large pour désigner le visage, on parle de «  physionomie, littéralement lois (nomia) et nature (phusis). Tout Hammadi est dans ce généreux geste linguiste qui abolit tout à la fois la distance tout en l’épandant dans tout les recoins du Cosmos. Son visage se laisse accueillir par le regard offert tout en se dérobant de l’emprise tueuse de l’épingle du collectionneur des papillons morts. tel est évidemment tout son art, le tout de son art. Alors ? Lequel du regardant et du regardé serait le naïf ?…

Youssef Seddik

 

> Biographie Hammadi Ben Saad